15
Les dégâts consistaient principalement en une brèche faite dans un couloir central du palais et en quelques trous faits dans ce même couloir, où avait eu lieu le combat, par des armes énergétiques. Le Prince Del Curtin se trouvait auprès de l’Impératrice. Il lui dit avec angoisse :
— Votre Majesté ne devrait-elle pas essayer de dormir un peu ? Il est plus de 4 heures du matin. Comme les Fabricants d’Armes n’ont pas répondu à nos appels répétés, on ne peut rien faire d’autre cette nuit pour votre mari... pour le capitaine Hedrock.
D’un geste las, elle l’écarta. Une pensée la traversait, si douloureuse qu’elle la ressentait presque comme une douleur physique ; une pensée infernale. Il fallait qu’elle le retrouve. Quelque sacrifice qu’elle dût faire, Hedrock devait lui revenir. Il était étrange, se disait-elle, qu’elle qui avait été jusqu’alors si froide, si intraitable, si calculatrice, si inhumainement impériale... il était étrange que finalement elle se montrât pareille à toute femme amoureuse.
C’était comme si, dès le premier moment qu’elle avait accordé son coeur à cet homme, tout l’équilibre biochimique de son être s’était trouvé transformé. Lorsque Hedrock s’était fait annoncer la veille au soir, à 6 heures, sa résolution était déjà prise. Elle se disait que c’était une décision purement intellectuelle, provenant du fait qu’il fallait bien que la Maison d’Isher eût un héritier. Il était vrai qu’elle n’avait jamais envisagé qu’un autre que Hedrock pût en être le père. Dès la première audience qu’elle lui avait accordée, huit mois plus tôt, il avait froidement annoncé qu’il n’était venu au palais que dans le seul but de l’épouser. Cela l’avait amusée, l’avait mise en fureur, mais l’avait fait aussitôt classer dans une catégorie à part : c’était le seul homme qui eût jamais demandé sa main. Les choses en ce domaine avaient toujours été très claires à ses yeux et elle avait souvent ressenti vivement la situation malaisée d’autres hommes qui pouvaient éprouver à son égard du désir, ou souhaiter l’épouser. L’étiquette de la cour leur interdisait d’y faire allusion. La tradition voulait que ce fût elle qui fît le premier pas. Elle ne l’avait jamais fait.
Et au moment crucial, le seul auquel elle avait pensé, c’était le seul homme qui eût jamais osé se proposer. A 6 heures, il était venu, en réponse à son pressant appel, et il avait accepté un mariage immédiat. La cérémonie avait été simple, mais publique. Publique en ceci qu’elle avait fait part au peuple de son union devant l’écran des télestats, de telle sorte que tout l’Empire avait pu la voir et l’entendre prononcer les paroles d’union. Hedrock n’était pas apparu à ses côtés et son nom n’avait pas été cité. On avait parlé du « distingué officier qui avait gagné l’estime de Sa Majesté ». Il n’était qu’un prince consort, et comme tel, devait rester dans l’ombre.
Seuls les Isher avaient de l’importance : les hommes et les femmes qu’ils épousaient restaient des personnes privées. Telle était la loi, et elle n’avait jamais pensé qu’elle fût mauvaise. Tel n’était plus maintenant son avis, mais c’était que, depuis 10 heures, elle avait été sa femme et que son métabolisme s’était transformé. Les pensées qu’elle avait maintenant étaient différentes de toutes celles qu’elle avait eues jusque-là. Des pensées curieuses pour elle : comment elle porterait les enfants de l’homme qu’elle avait choisi, comment elle les élèverait, comment la vie du palais serait transformée pour que les enfants puissent y vivre. Au bout de six heures de vie commune, elle lui avait fait part de son rendez-vous avec Edward Gonish. Et elle y était allée avec le souvenir d’une étrange expression dans ses yeux à lui. Et maintenant il y avait ces dégâts dans le palais, la conscience terrible qu’il était parti, arraché au coeur de l’Empire par ses vieux ennemis.
Elle s’aperçut que quelque chambellan revoyait une liste des diverses précautions qui avaient été prises pour empêcher que la nouvelle de l’attaque du palais ne soit connue dans le public. On avait interdit toute émission à ce sujet. Tous les témoins avaient juré de n’en rien dire, sous peine de sanctions sévères. A l’aube, tout serait réparé, il n’y aurait plus de traces, et tout ce qu’on en pourrait dire par la suite n’apparaîtrait plus que comme des rumeurs dénuées de fondement, dont on pourrait sourire. C’était vraiment, elle en convenait, supprimer efficacement et rapidement tout témoignage de l’événement. Cela était très important, certes. Le prestige de la Maison d’Isher aurait pu subir un dommage. Mais le succès des mesures de censure rendait tout cela secondaire. Elle distribuerait des récompenses, des honneurs aux collaborateurs – mais pour l’instant, la seule chose qui lui importât, c’était qu’elle devait reprendre son époux.
Lentement, elle émergea de ses idées noires. Maintenant, les machines affectées à la réparation avaient été éloignées de ses appartements pour aller dans le couloir endommagé. Son esprit se reportait plus loin encore, bien qu’attentif à tout ce qui l’entourait. Ce qu’il fallait d’abord, c’était reconstituer exactement ce qui s’était passé, et ensuite agir. Concentrée sur son but, elle examina les murs endommagés et ses yeux verts lancèrent des éclairs, car elle se dit à haute voix, en essayant de retrouver son ancienne ironie, que, mise à part la brèche initiale, la direction des traces de brûlures laissées par les armes rayonnantes prouvait que la majeure partie des dégâts avait été faite par les troupes impériales.
— Ils n’en avaient qu’au capitaine Hedrock, dit en grimaçant l’un des officiers. Ils ont utilisé un rayon paralysant inconnu qui renversait nos hommes comme des quilles. Les hommes s’en remettent petit à petit et ils n’ont aucune trace de blessure, un peu comme ce qui est arrivé au Général Grall quand il a cru mourir d’une crise cardiaque après avoir été visé par le capitaine Hedrock au cours du déjeuner, voici deux mois.
— Mais comment cela s’est-il passé ? demanda-t-elle avec irritation. Qu’on m’amène quelqu’un qui ait vu quelque chose. Le capitaine Hedrock dormait-il lorsque l’attaque a eu lieu ?
— Non... dit prudemment l’officier. Non, Votre Majesté, il était en bas, dans la crypte funéraire.
— Où ?
— Votre Majesté, dit le soldat, l’air malheureux, dès que vous et votre escorte avez quitté le palais, le capitaine Hedr... votre consort...
— Appelez-le le Prince Hedrock, dit-elle avec impatience.
— Merci, Votre Majesté. Le Prince Hedrock, donc, est descendu à la crypte, dans une des vieilles salles funéraires, dans une partie éloignée d’un mur...
— Il... quoi ?... Continuez !
— Oui, Votre Majesté. Naturellement, en raison de sa nouvelle situation, nos gardes lui ont apporté tout leur concours pour ouvrir une partie du mur métallique et pour la transporter ici jusqu’aux ascenseurs et jusqu’à ce couloir.
— Évidemment.
— Les soldats m’ont fait rapport et m’ont dit que ce fragment de mur métallique n’avait aucun poids, mais qu’il semblait opposer une sorte de résistance inerte à tout déplacement. Il avait environ soixante-cinq centimètres sur deux mètres et le cap... le Prince Hedrock le traversa et disparut ; puis il revint et...
— Quoi ? Colonel, que dites-vous...
— Excusez mon imprécision, Votre Majesté, dit l’officier, faisant la révérence. Je n’ai pas vu tout cela, mais j’ai rassemblé morceau par morceau des récits divers. Quant à moi, ce que je considère comme le plus important, c’est ce que j’ai vu de mes propres yeux : je l’ai vu pénétrer dans ce morceau de blindage mural, disparaître et reparaître parmi nous une minute plus tard.
L’Impératrice demeurait immobile, l’esprit vide. Elle savait bien qu’elle parviendrait à connaître les faits dans leur entier, mais pour l’instant, tout cela lui paraissait incompréhensible, elle se sentait hébétée par ces phrases qui n’avaient pas de sens en elles-mêmes. Le capitaine Hedrock s’était rendu dans les souterrains du palais, dans les tombeaux des ancêtres, en avait remonté un fragment de mur, et ensuite quoi ? Elle avait posé la question d’une voix aiguë et le colonel répondit :
— Ensuite, Votre Majesté, il a apporté ce morceau de mur métallique ici et a attendu.
— Était-ce avant l’attaque ?
Pendant l’attaque, dit l’officier, secouant la tête. Il était encore dans la crypte lorsque la brèche dans le mur extérieur a été faite par le feu concentré des navires des Fabricants d’Armes. C’est moi personnellement qui, en tant que chef des gardes du palais, l’ai averti de ce qui se passait. Cet avertissement n’a fait qu’accélérer son retour à la surface, où il a été fait prisonnier.
De nouveau, elle se sentit un bref moment désemparée. Maintenant, la description semblait assez claire. Pourtant cela n’avait pas de sens. Hedrock devait se douter de ce qui allait se passer, puisqu’il s’était rendu de façon déterminée dans les caveaux peu après qu’elle fut partie pour son rendez-vous avec Edward Gonish. Jusque-là, tout allait bien. On avait l’impression qu’il avait un plan. Ce qui était étrange, c’était qu’il fût revenu à la surface, presque sous les yeux des troupes des Armuriers et des gardes du palais, qu’il eût apparemment utilisé le fragment de mur métallique comme transmetteur pour se rendre quelque part, comme les gens de la Guilde étaient réputés pouvoir le faire. Mais, au lieu de rester au loin, il était revenu. Follement, il était revenu, permettant aux Armuriers de le faire prisonnier. Finalement, sans espoir, elle dit quand même :
— Qu’est-il advenu de ce fragment de mur métallique ?
— Il a brûlé aussitôt après que le Prince Hedrock eut adressé un solennel avertissement au conseiller Peter Cadron, qui était à la tête des attaquants.
— Un avertissement... Prince, dit-elle se tournant vers Del Curtin, peut-être pourrez-vous tirer de tout cela un témoignage cohérent. Pour ma part, je m’y perds.
— Nous sommes tous fatigués, dit calmement le prince. Le colonel Nison, Votre Majesté, a été sur le qui-vive toute la nuit. Colonel, dit-il en se tournant vers l’officier qui rougissait, si je comprends bien, ce sont les canons des vaisseaux spatiaux des Fabricants d’Armes qui ont fait la brèche dans le mur d’enceinte au bout de ce corridor. Un de leurs appareils est alors entré par la brèche et a déposé dans ce couloir des hommes qui semblaient immunisés contre le feu des nôtres. Est-ce bien cela ?
— Exactement, Monseigneur.
— Ils avaient à leur tête Peter Cadron, membre du Conseil de la Guilde, et lorsqu’ils parvinrent à un certain endroit du couloir, le Prince Hedrock les attendait. Il avait apporté là une sorte de plaque de métal, une manière de bouclier électronique, d’un mètre sur deux environ, qu’il avait ramené d’une cachette dans la crypte funéraire. Il se tenait à côté, il a attendu que tout le monde puisse le voir, puis il a traversé la plaque et, ce faisant, a disparu. Cette plaque est restée là. Une force extérieure l’y maintenait sans doute, comme elle l’avait maintenue dans les caveaux, ce qui explique la résistance que les soldats ont éprouvée en la montant ici à la demande du Prince Hedrock. Or, une minute après avoir disparu, le Prince Hedrock est ressorti de cette sorte de bouclier et, faisant face aux hommes des Armureries, a adressé un avertissement solennel à Peter Cadron.
— Parfaitement exact, Monseigneur.
— Qu’a-t-il dit dans cet avertissement ?
— Il a demandé au conseiller Cadron s’il se souvenait que les statuts des Armureries interdisaient formellement, pour quelque raison que ce soit, de s’en prendre au siège du Gouvernement impérial et lui a fait savoir que la Guilde des Armuriers tout entière regretterait ce coup de main, que cela lui servirait à se rappeler qu’elle n’était qu’un des deux aspects de la civilisation d’Isher.
— Il a dit cela ! s’écria l’Impératrice, les yeux écarquillés. Prince, dit-elle se tournant vers lui d’un seul coup, vous avez entendu ?
Le prince s’inclina vers elle, puis se tourna de nouveau vers le colonel Nison.
— Voici ma dernière question : est-ce que, selon vous, le Prince Hedrock semblait en mesure de mettre à exécution sa menace contre les Armuriers ?
— Nullement, Monseigneur. J’aurais pu l’abattre moi-même de l’endroit où je me trouvais. J’estime qu’il était dès lors à leur merci.
— Merci, dit le prince. C’est tout.
Restait le fait qu’elle devait aller à son secours. Elle marchait de long en large. L’aube était venue, dispensant par les grandes fenêtres une lumière molle qui éclairait certains recoins de l’appartement, mais n’était pas sensible sous l’éclairage artificiel du centre des pièces. Elle vit que le Prince Del Curtin la considérait avec inquiétude. Elle ralentit le pas.
— Je ne puis croire cela, dit-elle. Je ne puis croire que le capitaine Hedrock ait parlé par pure bravade. Il est possible qu’il y ait quelque organisation dont nous ne sachions rien. De fait... Prince, dit-elle, presque férocement, il m’a dit qu’il n’était pas, n’avait jamais été, ne serait jamais un homme des Fabricants d’Armes.
— Innelda, dit Del Curtin, fronçant le sourcil, vous vous énervez pour rien. Il ne peut rien se passer. Les hommes, étant ce qu’ils sont, manifestent tôt ou tard les pouvoirs qu’ils ont. Cela est aussi vrai que la loi de relativité d’Einstein. Si une telle organisation existait, nous le saurions.
— Nous en avons perdu les clés, ne le voyez-vous pas ? dit-elle, la voix tremblante de désespoir. Il est venu ici pour m’épouser. Il y a réussi. Cela montre l’importance de cette organisation. Et le bout de mur métallique qu’il a retiré de la crypte funéraire, comment était-il là ? Que dites-vous de cela ?
— A coup sûr, dit le prince d’une voix égale, les Isher ne sauraient être que les ennemis mortels d’une telle organisation secrète, à supposer qu’elle existe.
— Les Isher, dit-elle, glaciale, sont en train d’apprendre qu’ils sont des êtres humains tout autant que des souverains, et que le monde est grand, trop grand pour qu’un esprit ou un groupe d’esprits puisse l’embrasser en son entier.
Tous deux se regardèrent, comme deux individus à bout de nerfs. Ce fut l’Impératrice qui se maîtrisa la première.
— Cela semble incroyable, prince, dit-elle d’un ton las, que vous et moi, qui sommes presque frère et soeur, soyons à deux doigts de nous quereller. J’en suis désolée.
Elle s’avança et mit sa main dans la sienne. Il la prit et l’embrassa. Il y eut des larmes dans ses yeux et il se raidit.
— Votre Majesté, dit-il très vite, j’implore votre pardon. J’aurais dû avoir égard à ce que vous venez de supporter. Ordonnez, et je vous obéirai. Nous avons la puissance. Un milliard d’hommes prendront les armes à votre commandement. Nous pouvons menacer les Armuriers de leur faire la guerre pendant une génération. Nous pouvons anéantir tout homme qui ait des rapports avec eux. Nous pou...
— Mon cher, dit-elle, secouant la tête d’un air désespéré, vous ne vous rendez pas compte de ce que vous dites là. Nous sommes à une époque qui normalement devrait être révolutionnaire. Le désordre moral nécessaire à une telle situation existe déjà. Les monstres sont parmi nous : administration égoïste, tribunaux corrompus, affairistes rapaces. Chaque classe sociale contribue à sa façon à l’amoralité et à l’immoralité. La vie elle-même est le pilote et nous ne sommes que les passagers. Jusqu’ici, notre merveilleux essor scientifique, l’énormité de notre production automatisée, la complexe et splendide organisation légale, et... (elle marqua une hésitation, puis poursuivit comme à contrecoeur) l’influence stabilisatrice de la Guilde des Armuriers ont empêché une explosion de notre société. Mais, pendant une génération au moins, il faut naviguer en évitant soigneusement les écueils. Je compte particulièrement sur une nouvelle méthode de formation morphologique des esprits qui vient d’être rendue publique par les Armuriers : il s’agit d’une restructuration des fonctions morales ainsi que de divers autres enseignements. Dès que nous serons venus à bout de l’organisation qui a produit le géant, nous...
Elle s’était tue, en raison de l’expression de surprise qui était apparue sur le visage du prince. Ses yeux s’écarquillèrent :
— C’est impossible, souffla-t-elle. Ce ne peut pas être... lui... le géant. Attendez... Attendez... Nous allons en avoir la preuve d’ici une minute.
Elle se dirigea vers son stat personnel et dit d’une voix sans timbre et lasse :
— Faites monter à mon bureau le prisonnier Edward Gonish.
Elle attendit environ cinq minutes, immobile, que la porte s’ouvrît devant Gonish. Les gardes partirent sur son ordre. Elle prit un moment pour se détendre avant de lui poser des questions, auquel le psycho-devin répondit sans sourciller.
— Je ne comprends pas le fonctionnement de ce bouclier électronique à travers lequel Votre Majesté me dit qu’il a disparu, mais je puis vous affirmer que le capitaine Hedrock est l’un des géants, sinon... (il marqua une légère hésitation) sinon, et cette idée vient de me venir, le géant.
La signification de cette hésitation ne lui échappa pas à elle.
— Mais alors, dit-elle avec un geste las, pourquoi aurait-il voulu épouser la femme dont il essayait de ruiner l’Empire ?
— Madame, dit tranquillement Gonish, c’est il y a deux mois seulement que nous avons découvert que le capitaine Hedrock trompait les espoirs que la Guilde avait mis en lui. Ce fut l’accidentelle découverte de son intelligence surhumaine qui nous prouva qu’il était un homme pour qui la dynastie ishérienne comme les Armuriers n’étaient que des moyens vers une fin supérieure. Quelle est cette fin ? Je commence seulement à m’en douter aujourd’hui. Si vous voulez bien répondre à quelques questions, je serai sûrement en mesure de vous dire dans quelques minutes qui est – ou plutôt qui était – le capitaine Hedrock. Je suis obligé d’employer cet imparfait, car je regrette de vous dire que l’intention de la Guilde était de l’interroger dans une chambre forte construite tout exprès et de l’exécuter immédiatement ensuite.
Le silence s’établit dans la pièce. Elle avait reçu tant de chocs qu’elle ne les sentait plus. Elle demeurait là, froide et muette, vide de toute pensée, attendant elle ne savait quoi. Et puis elle se rendit compte vaguement que le psycho-devin était un homme d’apparence extrêmement raffinée. Elle l’étudia un moment puis oublia son apparence lorsqu’il reprit la parole :
— Je possède, bien sûr, toutes les informations connues des Fabricants d’Armes concernant le capitaine Hedrock. Mes recherches m’ont amené dans des voies de traverse peu usitées. Mais si des chemins aussi étranges existent aussi dans les annales de la Maison d’Isher, comme j’ai tout lieu de le supposer, alors le fragment de mur retiré par Hedrock de la crypte impériale nous donnerait finalement la clé du problème. Mais permettez-moi une question : existe-t-il la moindre photo, le moindre film ou document donnant une représentation physique du mari de l’Impératrice Ganeel ?
— Pourquoi diable ?... Non. (La respiration coupée, elle éprouva un moment de folie, comme si la tête lui tournait, car son esprit avait sauté sur une idée invraisemblable :) Monsieur Gonish, dit-elle, il m’a dit que, mise à part ma chevelure brune, je lui rappelais Ganeel.
— Votre Majesté, dit gravement Gonish en s’inclinant, je vois que vous avez déjà plongé dans ces eaux étranges. Je voudrais que vous remontiez en esprit loin, très loin dans l’histoire de votre lignée pour me dire quel est le dossier photographique qui manque, tout au long des temps ? N’est-ce pas toujours celui de l’empereur ou de l’époux de l’impératrice ?
— Il y a beaucoup plus de princes consorts que d’empereurs, dit-elle lentement, mais d’une voix assurée. C’est pourquoi la tradition s’est instaurée de laisser dans l’ombre les princes consorts époux des impératrices. Autant que je le sache, il n’y a jamais eu qu’un seul empereur, dont le portrait photographique ou filmé est introuvable. Cela se comprend fort bien. En tant que premier de la lignée, il...
Elle se tut et regarda Gonish, les yeux exorbités :
— Non ! dit-elle. Êtes-vous fou ?
Le psycho-devin secoua la tête.
— Considérez cela comme une simple intuition, si vous voulez. Vous savez quelle a été mon éducation mentale spéciale. Je rassemble des faits pris ici et là et je fais une synthèse dès que j’ai une probabilité de dix pour cent : la réponse est automatique. On appelle cela intuition, mais c’est en réalité la seule aptitude de l’esprit à coordonner une dizaine de milliers de faits en un éclair et à substituer des liens logiques aux trous qui peuvent se présenter. L’un des faits dans cette affaire, c’est qu’il ne manque pas moins de vingt-sept documents photographiques importants dans l’histoire des Armuriers. J’ai concentré mon attention sur l’écriture des hommes en question, la similitude de leur structure mentale et la largeur de conception de leur intellect ; elles sont indiscutablement les mêmes. Que vous vouliez le croire ou non, dit-il, je dois vous dire que, de même que le premier et le plus grand des Isher n’est qu’un nom dans votre généalogie, de même notre fondateur Walter S. de Lany est pour nous un nom sans visage.
— Mais qui est-il alors ? dit le Prince Del Curtin, abasourdi. Il faudrait croire qu’à un moment ou l’autre de la dynastie, la race humaine ait produit un homme immortel !
— Non pas produit. Ce put être réalisé artificiellement. Si cela avait été naturel, la chose se serait répétée plusieurs fois au cours des siècles de notre ère. Mais ce peut aussi avoir été accidentel et unique, parce que cet homme, dans tout ce qu’il a jamais fait ou dit, a toujours montré un intérêt passionné pour le bien-être de son espèce.
— Mais alors, dit le prince, que tente-t-il de faire ? Pourquoi a-t-il voulu épouser Innelda ?
Pendant un moment, Gonish garda le silence. Il regarda la jeune femme et elle lui rendit son regard : ses joues s’étaient vivement colorées. Elle hocha la tête et Gonish se décida :
— En premier lieu, il a voulu que la lignée des Isher reste Isher. Il croit en la valeur de son sang et l’Histoire a prouvé qu’il avait raison. C’est ainsi que vous, vous n’êtes tous deux Isher que de loin. Votre sang est si dilué que votre lien avec le capitaine Hedrock peut à peine être qualifié de parenté. Hedrock me faisait remarquer un jour que les Isher tendaient à épouser des femmes brillantes et souvent instables et que cela mettait périodiquement la famille dans de mauvaises passes. C’étaient les impératrices, me dit-il, qui avaient toujours sauvé la dynastie en épousant des hommes solides, sobres, capables.
— Supposons... (Elle n’avait pas l’impression de l’interrompre, elle ne faisait qu’exprimer sa pensée à haute voix :) Supposons que nous offrions de vous rendre en échange de lui.
— Vous n’obtiendrez sans doute que son cadavre, dit Gonish en haussant les épaules.
Tantôt brûlante, tantôt glacée, Innelda restait maintenant sans émotion. Elle avait déjà contemplé la mort d’un oeil froid ; elle pouvait supporter celle de Hedrock comme elle aurait supporté la sienne propre.
— Et supposons que je leur offre le secret de la dérive interstellaire ?
Elle semblait si obstinément vouloir le sauver que l’homme se sentit complètement dépassé par l’événement.
— Madame, dit-il, se calant sur son siège et la regardant, je ne puis vous offrir aucune intuition concernant l’une ou l’autre de ces solutions, et aucun espoir logique. Je dois admettre que je suis incapable d’interpréter l’histoire du bouclier électronique, mais je n’ai rien trouvé là-dedans ni ailleurs qui puisse le sauver. Quoi qu’il ait pu faire quand il était « à l’intérieur » de ce bouclier, je n’ai pas connaissance que cela ait pu en rien l’aider à échapper aux murs inexpugnables d’un croiseur aérien des Armuriers, ni hors du cachot métallique où il a été conduit par la suite. Toute la science des Fabricants d’Armes et de l’Empire se dresse désormais contre lui. La science progresse par bonds et nous nous trouvons au milieu d’un de ceux-ci. Dans une centaine d’années, lorsqu’il y aura un palier, un homme immortel pourra commencer à avoir une descendance, mais pas avant.
— Et s’il disait la vérité aux Fabricants d’Armes ? dit le Prince Del Curtin.
— Impossible ! hurla l’Impératrice. Ce serait mendier la liberté. Aucun Isher ne saurait imaginer une telle chose.
— Sa Majesté est dans le vrai, dit Gonish, mais là n’est pas la seule raison. Je ne m’expliquerai pas. La possibilité d’une telle confession n’existe pas.
Elle ne se rendait que vaguement compte de ce qu’il avait dit. Elle se retourna d’un bloc vers son cousin, se tenant très droite, la tête haute. Elle dit d’une voix claire à faire trembler :
— Faites tout pour maintenir le contact avec les Armuriers. Offrez-leur Gonish, la dérive interstellaire, la reconnaissance légale, y compris un arrangement entre leurs tribunaux et les nôtres, tout cela en échange du capitaine Hedrock. Ils seraient fous de refuser.
Elle avait cédé à un accès de passion et sentit que le psycho-devin la considérait d’un air mélancolique.
— Madame, dit-il tristement, je crois bien que vous n’avez pas fait attention à ma déclaration première. Leur intention était de le tuer au maximum une heure après l’interrogatoire. En raison de sa première évasion du Conseil ils n’ont sûrement pas dévié de cette intention. La plus grande histoire humaine est achevée. Et, Madame... pour vous, cela vaut mieux, dit-il la regardant tranquillement. Vous savez aussi bien que moi que vous ne pouvez pas avoir d’enfants.
— Qu’est-ce que cela ? dit le Prince Del Curtin, dont la surprise était extrême. Innelda...
— Silence ! cria-t-elle, furieuse et mortifiée. Prince, ramenez cet homme dans sa cellule. Il est véritablement insupportable. Et je vous défends de parler de votre souveraine avec lui.
— Majesté, à vos ordres, dit le prince, s’inclinant froidement. (Et, se tournant, il dit :) Par ici, monsieur Gonish.
Elle n’aurait pas cru pouvoir recevoir encore une blessure – et pourtant cela avait eu lieu. Elle demeura toute droite un moment, seule dans le monde qui s’écroulait autour d’elle. De longues minutes passèrent avant qu’elle se rendît compte que le sommeil lui ferait du bien.